MFM - Titi Robin - Gulabi Sapera et la danse du serpent
Photos prises au Festival India Palais des Beaux-Arts Bruxelles 10.12.06
Gulabi Sapera et ses danseuses du Rajasthan
Le fils de Gulabi
Au Rajasthan, dans le Nord-Ouest de l’Inde, les nomades sont nombreux qui sillonnent le désert du Thar ou campent à la lisière des grandes villes. Parmi eux, il y a les Gaduliya Lohars (forgerons et charrons), les Banjaras (à l’origine chargés du commerce du sel), les Kalbeliyas Saperas, qui charment les serpents et soignent leurs morsures, conformément à l’enseignement de leur maître Kanipav Nath. Gulabi fait partie de cette dernière communauté. Elle est celle qui a sans doute fait le plus pour la reconnaissance de ces castes dans son pays et à l’étranger, tout en étant en perpétuel conflit, dès son plus jeune âge, avec les règles trop rigides qui entravaient sa route. Elle est aujourd’hui renommée dans une grande partie du sous-continent ainsi que dans la diaspora comme la petite Gitane qui avait ébloui jusqu’à Rajiv Gandhi par sa danse évoquant le serpent (animal auquel elle s’identifie), sa virtuosité et l’énergie rythmique proche de la transe de ses improvisations chorégraphiques.
Son style ne doit pas plus au“Kathak ”, danse classique de l’Inde du Nord bien connue en Occident qu’aux danses popularisées par les comédies musicales de Bombay.
Il ne faudrait pas, sous prétexte que la culture d’où elle est issue provient d’un pays non occidental, appréhender son style chorégraphique comme un “folklore du monde” de plus (appellation d’ailleurs le plus souvent vide de sens). La danse sapera qu’on observe sur scène aujourd’hui doit beaucoup, dans sa forme actuelle, au vocabulaire chorégraphique qu’a développé Gulabi dans sa jeunesse.
On peut comparer ce phénomène, de manière globale, au style musical des Mânouches d’Europe de l’Ouest établi dans les années trente par un musicien inspiré et doté d’une forte personnalité, Django Reinhardt, sur la base d’une tradition préexistante, et en cristallisant les bouleversements musicaux de l’époque. Son jeu est devenu la référence instrumentale quasi “traditionnelle” d’un peuple et des amateurs gadje . De la même manière, Gulabi a créé un langage chorégraphique original issu à la fois de son génie propre et de la tradition, et a imposé dans le même temps, en brisant certains tabous sociaux, la représentation scénique de la danse kalbeliya . Son style est ainsi apparu comme le référent identitaire pour sa caste et le public indien ou international. Aujourd’hui, de jeunes danseuses comme Suwa Devi ou Shanti Sapera (entre autres) enrichissent ce vocabulaire de leur propre personnalité.
Et Gulabi, danseuse contemporaine renouvelant sans cesse son vocabulaire chorégraphique, a fait sensation au dernier Virasat Festival de Jaipur, en janvier 2004, lorsqu’elle a dansé sur la musique du trio de Thierry Robin, surprenant par ses audaces ses plus ardents admirateurs, très nombreux en Inde, en évoluant, innovation, sur des improvisations musicales non rythmées, développant un langage que les nombreux journalistes présents qualifiaient de “savant”.
L’ENFANCE DE GULABI
“Quand j’étais toute petite, vers six mois, j’étais très attachée à mon père. Il était charmeur de serpent et partait tous les jours le montrer dans les rues.
A chaque fois qu’il s’en allait, je le suivais des yeux et me mettais à pleurer car je voulais le suivre. C’était la même chose chaque jour. Un soir, en rentrant, il me trouva avec énormément de fièvre. Il demanda pourquoi j’étais malade et maman lui répondit: “Elle t’a vu partir, elle a entendu le pungi que tu utilises pour charmer le serpent et n’a pas arrêté de pleurer depuis. C’est pour ça qu’elle est fiévreuse.”
“Mais comment une si petite enfant pourrait-elle venir avec moi? Elle doit rester à la maison afin que sa mère l’allaite, il n’est pas possible qu’elle me suive.” Il était très étonné de ma réaction. Puis il pensa: “Elle doit avoir un lien avec les sap (serpent) ”.
A partir de ce jour, il m’emmena avec lui et le serpent, chaque matin.
Il était malgré tout très surpris car un enfant de cet âge ne cesse de boire le lait maternel à toute heure de la journée. “Pourra-t-elle rester tout le jour sans boire?”
Le premier jour où j’allai avec mon père, le serpent était dans un panier et moi dans l’autre. Toute la journée, je me suis tenue près de lui, je regardais le serpent danser, je n’avais pas faim, je restai ainsi, avec un peu d’eau à boire qu’il me donnait. Chez nous, on n’imaginait pas donner à un enfant du lait autre que le lait maternel. Je passai la journée entière sans rien manger.
Ensuite, tous les jours, nous allions ensemble par les rues demander l’aumone et montrer la danse du serpent. J’étais heureuse. C’est alors qu’il commença à me donner un peu du lait destiné au serpent, que les villageois offraient. C’est la tradition d’offrir le lait au serpent après la danse et je buvais à même le bol avec le sap .
Dès le début, j’étais toujours en mouvement même si je ne savais pas encore marcher. Je bougeais en regardant le serpent. Je n’ai pas marché spécialement tôt, mais j’avais tellement d’énergie en moi que je dansais tout le temps. Dès que j’ai commencé à marcher, j’ai fait des mouvements de danse. Vers un an, je dansais autour du serpent, et parfois, je le prenais et le mettais autour de mon cou, l’enroulais autour de moi ou sur ma tête. Je tombais quelquefois, mais je me relevais aussitôt et continuais à danser.”
L'écriture de ce portrait eût été impossible sans l'aide du merveilleux livre-disque "Gulabi Sapera-Danseuse gitane du Rajasthan" de Thierry Robin, pour les textes et Véronique Guillien, pour les photos.
extrait du livre-CD "Gulabi Sapera, Danseuse gitane du Rajasthan" Ed Naïve/Actes Sud
Si la vie de Gulabi Sapera s'était déroulée suivant les préceptes de la caste des Sapera, elle aurait partagé son temps entre l'éducation des enfants, la cuisine et la confection de colliers de perles et de broderies. Mais Gulabi ne savait pas encore marcher que déjà une force irrésistible la poussait à danser. Gulabi, (la rose) est née dans la région du Rajasthan, au début des années soixante, au sein d'une famille appartenant à la caste des Kalbeliyas Sapera. Dans cette communauté nomade, les hommes gagnent leur vie grâce à leurs connaissances des serpents. Ils savent les attraper, les dresser et soigner les victimes de leurs morsures. Les femmes, elles, restent au campement. Lorsque Gulabi vient au monde, sa mère, ayant déjà élevé trois garçons et trois filles, se décourage en découvrant le sexe de son enfant. Une fille doit être nourrie jusqu'à son onéreux mariage. Sous l'effet de la colère, elle demande alors à son entourage d'enterrer le nourrisson. Cette pratique choquante est pourtant usuelle et Gulabi est enfouie sous la terre. Quelques heures plus tard, sa tante, prise de remords, décide de récupérer le nouveau-né et de l'adopter. En entendant le bébé vagir, la mère accoure et fond en larmes. Les deux femmes s'accordent pour s'occuper ensemble de l'enfant et lui porter un amour indéfectible. Comme tous les hommes de sa caste, le père de Gulabi passe la majeure partie de son temps sur les marchés à faire danser les serpents dans leur panier d'osier à l'aide de son pungi (croisement entre hautbois et cornemuse). Gulabi adore son père et supporte si mal de le voir s'éloigner qu'il est obligé de l'emmener avec lui. Au son du pungi, elle ondule et se trémousse tout aussi charmée par la musique que le sap (serpent). Dès que ses jambes sont assez fortes pour lui permettre de tenir debout, Gulabi se met à danser. Jusqu'à l'âge de trois ans, elle accompagne quotidiennement son père au marché, l'aidant à ramener de l'argent à la maison. Mais les règles de la société indienne sont strictes, une fille ne peut danser qu'à partir de ses douze ans et uniquement lors de la fête de printemps (Holi). Les sages de sa caste, les pañchayat, menacent de bannissement la famille de Gulabi si celle-ci continue à se comporter de la sorte en public. Les enfants d'intouchables ne sont pas admis à l'école et ne reçoivent d'autres enseignements que ceux prodigués par leurs parents. Alors Gulabi retourne près de sa mère apprendre à préparer les chapatis et à confectionner colliers de perles et broderies incrustées de miroirs. Dès qu'elle trouve un moment de liberté, Gulabi danse, pour elle-même, pour ses petits camarades ou lors de fêtes. Sa danse instinctive et incomparable ravit beaucoup de monde mais fâchent les plus respectueux des traditions qui veulent lui interdire cette activité et la battent. Son père prend sa défense et, contre les préjugés, la pousse à développer ses talents. Dès ses cinq ans, Gulabi se joint aux danseuses lors des fêtes de Holi. Les années passent, lorsqu'elle atteint dix ans, son père est trop âgé pour continuer à vivre de mendicité. Alors Gulabi, accompagnée d'un frère et d'un oncle jouant respectivement du dhaphli, (tambour sur cadre) et du pungi, se décide à aller de maison en maison où, pour quelques roupies, elle exécute sa danse du serpent. L'apprenant, les pañchayat bannissent sa famille. Gulabi s'interrompt un temps mais, poussée par le manque d'argent, se remet à danser, jusqu'au jour où on menace de la tuer. Elle cherche d'autres solutions, se lance dans la revente d'objets trouvés dans les poubelles, mais déclenche à nouveau la colère des anciens car cette activité est réservée à une caste inférieure. Avec un beau-frère, elle apprend à conduire un taxi. Lorsque son père le découvre, il l'a convint d'abandonner ce travail réservé aux hommes. Gulabi préfère suivre sa passion plutôt que la raison et se remet à danser. Les pañchayat se fâchent, mais son père, à force de persuasion, parvient à envoyer les anciens observer la danse de la jeune fille. Constatant que ses mouvements sont dénués de toute obscénité, qu'elle danse le visage voilé et devant l'incapacité du père à subvenir aux besoins de sa famille, ils finissent par autoriser Gulabi à se produire dans les rues. Quelques mois plus tard, lors de la foire de Pushkar, Gulabi danse en compagnie de quelques filles de son clan. Rapidement, un attroupement se forme. Dans la foule, Tripti Pandey, une femme appartenant au département du Tourisme, (équivalent du ministère de la Culture) est subjuguée par le style unique de Gulabi. Elle lui offre de participer le soir même à un festival de musique. C'est ainsi que Gulabi se produit pour la première fois sur scène. Devant le succès qu'elle remporte, Tripti Pandey décide de la prendre sous sa protection. La famille de Gulabi s'installe à Jaipur. Sur place, la jeune fille participe à de nombreux concerts, mais se produit aussi mais aussi à Delhi, Bombay, Madras ou Calcutta. Un passage à la télévision attire l'attention de Rajiv Sethi, un important organisateur de spectacles qui fait venir Gulabi à Delhi. Convaincu par sa danse et après avoir testé ses capacités vocales et instrumentales, Rajiv Sethi l'incorpore à la troupe qui doit se produire à Washington. Deux jours avant son départ, le père de Gulabi décède. Une partie de sa communauté fait pression pour qu'elle reste au pays à observer les rituels de deuil, mais la jeune fille, arguant que son père se réjouissait de ce voyage, résiste et s'envole pour Washington. Là-bas, elle danse devant Rajiv Gandhi, le Premier Ministre indien, qui la félicite et l'encourage à persévérer. Durant son séjour, elle reçoit un courrier des pañchayat qui lui demandent des excuses. Ils commencent à comprendre que le succès de la jeune fille rejaillit sur toute leur communauté. A son retour, les journalistes se pressent pour l'interroger. Elle est devenue une célébrité. On la surnomme Gulabo, masculin de Gulabi, car l'on considère qu'elle s'est battue comme un homme pour obtenir cette réussite. Les chanteurs populaires créent des chansons à sa gloire, une série télévisée dédiée aux grands musiciens indiens lui consacre un documentaire. Elle tourne à travers le monde : aux Etats-Unis, elle danse pour Ronald Reagan, en France, elle fait la connaissance de Thierry Robin avec qui elle enregistre plusieurs disques. Aujourd'hui, Gulabi Sapera vit à Jaipur. Elle n'est plus nomade et a fait scolariser ses 5 enfants. Ses filles et d'autres membres de sa famille l'accompagnent sur scène, mais régulièrement, et contrairement à l'usage, elle invite des musiciens d'autres castes à se joindre à sa troupe. Généreuse et progressiste, s'il lui arrive encore de verser de l'argent pour rompre une promesse de mariage liant une de ses protégées à un vieil homme, "la rose de Jaipur" a contribué, grâce à sa popularité, à faire évoluer les mœurs de son pays. Mais, ce qui compte le plus dans la vie de Gulabi Sapera, c'est cette énergie irrépressible qui la pousse à danser des heures durant à l'appel de la danse du serpent.